Désobéissance civile : et nous les insoumis ?
On a vu tant et tant d’actes de désobéissance aux restrictions gouvernementales expliquées par la lutte contre la covid19, mais souvent erratiques et contradictoires qu’au passage, on peut se demander si toutes ces divergences ne sont pas une fissure de plus dans une société en train de perdre sa cohésion. Voici peut-être venu le moment de faire le point sur cette notion de désobéissance civile.
Un peu d’histoire et de théorie
En cherchant sur Internet (you matter, définition du 24/10/2019), on lit que la désobéissance civile est « le fait de refuser de manière assumée et publique une loi, un règlement ou un pouvoir injuste de manière pacifique ». De son côté, l’encyclopédie Universalis donne une définition qu’elle estime proche de celle de John Rawls, le théoricien de la justice : « on parle de désobéissance civile parce qu’elle est le fait de citoyens : il s’agit donc moins d’un acte insurrectionnel que d’une manifestation de civisme, c.-à-d. d’une volonté d’œuvrer dans l’intérêt général, même au prix de risques personnels. C’est aussi un acte public qui vise à éveiller la conscience des citoyens et qui fait référence à des motivations éthiques. » Si on agit pour l’intérêt général en prenant des risques, si on désobéit à une loi positive au nom de principes ou d’une loi d’un ordre supérieur, alors il y a dans l’acte de désobéissance une motivation éthique forte.
Il y a aussi dans les actes de désobéissance civile un aspect d’acte concerté, collectif, pour exercer une pression sur le pouvoir en vue d’un changement pour plus de justice.
Une idée ancienne, mais durable.
Sophocle, au milieu du Ve siècle avant JC, met en scène Antigone, qui veut donner une sépulture digne à son frère Polynice, malgré l’interdiction du roi Créon. Elle brave la loi édictée par le roi pour accomplir son devoir fraternel et de piété envers les dieux. Le droit romain, plusieurs siècles plus tard, reconnaît un jus resistendi – droit de résistance – aux lois injustes.
Thomas d’Aquin au XIIIe siècle, dans son célèbre ouvrage « Summa Theologica », pose deux conditions pour rendre légitime la désobéissance aux décrets royaux : que la règle imposée soit contraire à la loi divine, et que la désobéissance n’entraine pas un mal plus grand que celui qu’apporte la loi.
La Boétie, au XVIe siècle, dans son « Discours de la servitude volontaire », affirme que « le pouvoir d’un état repose entièrement sur la coopération de la population ». Il s’ensuit que si la population refuse une règle de l’état, celui-ci perd son pouvoir.
La constitution montagnarde de 1793 affirme que « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». Cette règle, écrite avec un lyrisme bien de son temps, fait apparaître ici la désobéissance comme la forme extrême de résistance à l’oppression et une légitimation de l’action révolutionnaire violente.
L’époque contemporaine : David Thoreau nomme l’action.
En 1849, David Thoreau, philosophe, citoyen des Etats-Unis, donne naissance à l’expression « désobéissance civile » en en faisant le titre d’un ouvrage où il explique son refus de payer une taxe fédérale levée pour financer la guerre de conquête du Mexique.
Au XXe siècle, Hnnah Arendt (1906-1975), philosophe allemande d’origine juive qui avait fui l’Allemagne jusqu’à la chute du régime nazi, avait été envoyée à Jérusalem en 1961 par le magazine New Yorker pour suivre le procès du nazi Eichmann, organisateur des trains qui emmenaient les juifs dans les camps d’extermination. De ses reportages, elle avait tiré un ouvrage intitulé « Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal ». Elle y affirmait le devoir de ne pas exécuter les ordres criminels.
Les exemples se multiplient au XXe siècle avec des personnalités comme Gandhi, Martin Luther King, Mandela, les grand-mères de la place de mai en Argentine. Il faut aussi citer le « Manifeste des 343 » en France, publié voilà 50 ans par 343 femmes qui s’accusaient d’avoir avorté, pour revendiquer le droit à l’avortement. Parmi les signataires, Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi qui avaient de la sorte mis en jeu leur réputation et leur poids moral.
Cette longue introduction montre que l’idée et le fait de la désobéissance civile ne sont pas un caprice de quelques attardés. Il s’agit plutôt d’une dynamique récurrente de volonté de penser librement le bien de la société et de conformer ses actes à sa pensée.
Légitimité de la désobéissance.
De tout ce qui précède, il ressort que la désobéissance est légitime quand elle s’appuie sur des principes que l’on peut tenir à coup sûr pour supérieurs. Cette supériorité est religieuse pour Thomas d’Aquin, éthique pour David Thoreau (ne pas financer une guerre injuste), éthique encore pour Hannah Arendt (ne pas obéir à un ordre criminel).
Très concrètement, dans l’actualité belge, les principes supérieurs sont constitutionnels : la Constitution est supérieure à la loi et des juristes éminents ont montré que les décisions anti-Covid du gouvernement sont insuffisamment fondées juridiquement, outre leurs caractères hésitants, contradictoires et pour tout dire, cacophoniques. Devant ces remontrances, la Vivaldi a finalement promis de régulariser tout ça en mobilisant le Parlement pour adopter une loi Covid en bonne et due forme. Affaire en cours… et pas terminée.
Pression sur le pouvoir.
Il s’agit aussi d’agir publiquement et collectivement pour un changement vers plus de justice. Un exemple aussi fort qu’émouvant a été donné en 1955 par une modeste habitante afro-américaine de Montgomery, en Alabama. Rosa Parks, c’est son nom, un jour de fatigue, s’est assise sur un siège réservé aux blancs dans le bus dans lequel elle venait de monter. Malgré les injonctions du chauffeur, elle n’a pas voulu se lever ni changer de place. Le chauffeur n’a pas démarré, il a appelé la police et fait arrêter la dame. Le célèbre pasteur Martin Luther King a mobilisé son mouvement pacifique anti-racial pour soutenir Rosa Parks devant les tribunaux ; la cause est alors remontée jusqu’à la Cour Suprême des Etats-Unis dont l’arrêt a déclaré illégale la discrimination dans les bus. Victoire des antiracistes. Rosa Parks a eu le droit de s’asseoir où elle voulait.
Action alternative, libre et pacifique.
Un exemple tout récent et proche de nous illustre ce principe. Le dimanche 21 février, le guitariste professionnel (Condruzien de Clavier) Quentin Dujardin, las de ne plus pouvoir se produire en public depuis un an et de ne plus gagner sa vie, organise une prestation pour le moins ironique : il donne un concert en solo dans l’église du village de Crupet près de Namur (un des plus beaux villages de Wallonie), dans le respect des règles imposées alors pour les offices religieux : pas plus de quinze spectateurs, port du masque obligatoire, distance d’un mètre cinquante entre les participants, lavage des mains à l’entrée de l’église avec un gel hydro alcoolique…le tout exactement comme pour la messe du matin, autorisée, elle.
Les « désobéissants » se justifient : la culture est une nourriture morale au même titre que la religion. Et en quoi 15 spectateurs respectant toutes les mesures de sécurité sont-ils plus exposés au virus ou plus contaminants que 15 fidèles célébrant l’eucharistie le matin ? Pourtant, après le premier morceau, la police locale intervient, dresse procès-verbal à charge de chaque personne présente au concert, puis chasse tout le monde. Et dès le début mars, le Procureur du Roi estime qu’il n’y a pas lieu de poursuivre, en raison notamment de la faiblesse juridique des mesures prises. Voilà un exemple aussi sympathique qu’efficace.
Tous reprochent au pouvoir politique d’imposer, de faire peur et de punir pour nous obliger tous à fuir la mort, mais d’être incapable de nous proposer des pistes à suivre pour vivre, et vivre avec nos proches, vivre un projet de vie, tout simplement.
Voilà le fondement supérieur de l’actuelle désobéissance vis-à-vis des mesures sanitaires : la vie. Vivre sa vie, en respectant les autres, certes, en les protégeant et en se protégeant, mais aussi en préservant la richesse des relations sociales aujourd’hui perdues ou du moins suspendues jusqu’à la goulée d’air frais, maintenant de retour.
Pour conclure
La désobéissance civile apparaît comme un mode d’action récurrent dans l’histoire. Elle se fonde sur la nécessité, pour se mettre à agir hors de la loi, de se référer à des principes supérieurs, juridiques ou éthiques ou civiques ou philosophiques ou religieux. Elle doit être menée collectivement ou en concertation, ne doit pas causer de mal supérieur au mal qu’elle dénonce ou combat. Elle ne se présente pas, sauf à l’extrême (voir la constitution montagnarde de 1793), comme une rébellion, mais plutôt comme la construction paisible et résolue d’un avenir différent et meilleur pour tous.
Pierrot Dufaux
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